La polyphonie est née à Compostelle ;
Lorsque j’ai quitté Santiago, un peu triste, convaincu de fermer une parenthèse sur une belle aventure humaine, je ne pensais pas que cela remplirait autant ma vie. Rien, à partir de ce jour, non rien de ce qui concernerait Compostelle – en bien ou en mal – ne me serait indifférent. Passionnément.
Ma passion pour les recherches historiques – surtout locales – a fait le reste.
L’une d’elle : « La musique au service de la splendeur du culte ». Toute une histoire à Compostelle où nos ancêtres pèlerins du 9ème au 12ème ont réussi à faire bouger les lignes figées par les traditions, les règles monastiques ou épiscopales et même papales (depuis Grégoire Ier pape de 590 à 604) de la musique religieuse. Ce sera la lente naissance de la polyphonie et de la musique instrumentale dans l’Eglise.
Remontons le cours de l’histoire de la transmission des textes sacrés, à Santiago comme partout ailleurs. On chantait les lectures bibliques et les psaumes. Un moine ou un chanoine chantait seul.
Les autres écoutaient. Quelques siècles plus tard, tout le chœur chantait ensemble. Nous connaissons encore cette monodie lors des heures canoniales dans les couvents ou monastères, dans le chant grégorien et les chants populaires religieux.
Les textes en latin étaient surmontés par des neumes(1), petites marques noires, mi carrées, mi oblongues, (empreintes de la coupure en biseau de la plume d’oie), reliées entre elles et évoquant l’ornementation de toute mélodie de plain-chant permettant l’inflexion vocale. On positionnait les neumes sur 1 ou 2 lignes, jusqu’à 4 lignes (Guido d’Avezzo – 1000 à 1056). Et, on inventera l’utilisation des clés d’UT et de FA. Mais jamais avec un soutien harmonique ni accompagnement instrumental (2). Puis ce fut l’écriture du grégorien.
Tout ceci nous amène au fait de notre sujet. Nous sommes au 12ème siècle. C’est l’explosion du pèlerinage vers Compostelle mais aussi la montée en puissance d’un choc entre deux cultures. L’une ecclésiastique, plus ou moins cultivée, traditionnelle, et surtout figée et fermée, coupée du peuple physiquement (le chœur des monastères et des cathédrales étaient fermés) et par la langue (le latin).
L’autre, venant de toute l’Europe (très nombreuses langues vernaculaires), populaire, naturelle (on dirait aujourd’hui « très nature ») avec une culture tirée de la vie mais ainsi instinctivement évolutive.
Coupés du clergé, n’ayant pas de livres d’heures(3) (beaucoup ne savaient pas lire) d’ailleurs souvent il n’y en a qu’un, (d’où l’utilisation d’un lutrin), ne comprenant rien à ce qui se chantait de façon bien monotone, ces pèlerins qui arrivaient à Santiago ne s’y retrouvaient pas. Exaltés par leur sortie de l’épreuve qu’ils venaient de vivre, enthousiastes, fous de bonheur, ils étaient bruyants et ne pouvaient se satisfaire d’une triste fête. Mais ils savaient chanter et comme ils avaient inventé des chants en marchant en l’honneur de st. Jacques, alors ils chantaient. Y compris dans la cathédrale et même pendant les offices ! (4)
Et peu à peu, l’Eglise de Santiago va essayer d’améliorer ses chants monodiques en les rendant plus gais par l’introduction de la technique du faux-bourdon (invention anglaise) qui permettait d’improviser ( !) à 2 ou 3 voix, écritures parallèles à une mélodie préexistante de plain-chant. Puis emportés par le mouvement, tous se mirent à jouer des accords et à donner plus de libertés aux chants religieux et populaires à 3 ou 4 voix. La polyphonie était née. A Compostelle. Très vite on la retrouvera à Notre-Dame de Paris, St. Marc de Venise (jusqu’à 7 voix), Le Mont st. Michel …..
Et l’entrée de la musique instrumentale dans le culte chrétien ? Çà viendra. Regardez le portail roman de la cathédrale (« Portico de Gloria »). Il se cache derrière l’autre portail, baroque. Vous y trouverez peut-être une réponse.
Et la suite de la polyphonie dans le culte chrétien et ailleurs ? Chaotique comme la vie religieuse et politique qui nous conduira à aujourd’hui. Avec la Réforme tout part dans tous les sens. Pas mieux avec la Contre-Réforme et les grandes Découvertes qui apportent tant d’or à l’Eglise,( !) qui s’éloigne encore plus des fidèles. Et que dire du siècle des lumières et de la Révolution française qui a touché tous les pays. La religion, le pèlerinage sont en perte d’influences. On pense et cela jusqu’aux années 2000 que Compostelle n’a plus rien apporté à cette polyphonie. Et pourtant des rumeurs couraient qu’après la Contre-Réforme, d’autres chants polyphoniques religieux avaient existé. Ces Chants polyphoniques liés au pèlerinage viennent d’être découverts par le groupe de chercheurs de Philippe PICONE (5) dans un livre de la bibliothèque de Madrid. Ils travaillent à la résurrection de ces œuvres chantées autrefois (16ème au 17ème siècle) par un chœur de professionnels permanents de 30 personnes. Le plus important d’Europe à égalité avec celui de Versailles (Louis XIV).
Œuvres à chanter par nos Amis Bretons du chœur de Jacquets MOUEZ AR JAKEZ et un second CD en perspective ?
Jean-Marie LEMOINE
(1) Voir l’écriture avec des neumes au Musée Scriptorial d’AVRANCHES (50) ou sur internet unicaen.fr/bvmsm/pages/expositions.html
(2) L’entrée de la musique instrumentale se fera plus tard et là aussi en premier à Compostelle
(3) Exemple un bréviaire
(4) On trouve dans le « Liber Sancti Jacobi » ou « Codex Calixtinus » certains de ces chants sûrement un peu passés au polissoir de l’Eglise. Mouez ar Jakez en chante quelques- uns.
(5) Ces recherches ont été menées à la suite d’une rencontre avec Philippe PICONE, docteur en musicologie , membre d’un groupe de chercheurs universitaires totalement consacrés au chant et à la musique à Compostelle. Membre de la Société Française des Amis de st. Jacques de Paris. Sa thèse : « St. Jacques de Compostelle, Pèlerinage, Musique et Splendeur du Culte »